2012

« Lecture » de M. Hubert Verdine Devant « l’Academie de Berlin »

Mesdames, et Messieurs, je remercie la prestigieuse Académie de Berlin, et en particulier son secrétaire perpétuel, Ulrich Wickert, que j’ai connu à Paris, et la Fondation Die Zeit, et son président M. Lahnstein, que j’avais rencontré en 1981/1982 lorsqu’il travaillait avec le chancelier Helmut Schmidt, de m’avoir invité à prononcer cette « lecture » annuelle.

J’ai accepté avec d’autant plus de plaisir que j’ai été, pendant dix-neuf ans, un acteur direct, engagé et convaincu de la relation franco-allemande, quatorze ans auprès du Président Mitterrand, avec les chanceliers Schmidt, puis Kohl, pendant la présidence de Richard Von Weizsäcker ; cinq ans comme ministre des Affaires étrangères pendant la cohabitation Chirac/Jospin, avec les chanceliers Kohl, puis Schröder. Ce sont pour moi des souvenirs inoubliables. Et je n’ai jamais cessé jusqu’à maintenant de suivre de près ces relations. Je salue à ce propos la présence ici, parmi nous, de mes amis Joschka Fischer et Joachim Bitterlich.

Et je me souviens de mes séjours à Berlin – mon lycée parisien était jumelé avec le lycée français de Berlin – mais mes ami(e)s allemand(e)s du lycée français, parlaient si bien français que je n’ai pas appris l’allemand, hélas ! Je vais vous faire part de mes réflexions, comme vous m’y avez invité, sur l’état actuel des relations entre la France et l’Allemagne dans le contexte européen actuel. Je tiendrai compte, bien entendu, de la situation européenne nouvelle créée par l’élection à la présidence de la République, le 6 Mai, de François Hollande, que je connais depuis trente et un ans, que je soutiens, et dont je suis proche. Mais je m’exprimerai ici à titre personnel et ce que je dirai n’engage que moi.

Je commencerai en considérant rapidement les vingt années écoulées depuis la réunification allemande. Nos deux pays ont évolué de façon distincte. L’Allemagne a eu à financer sa réunification, elle a fait des réformes considérables dans tous les domaines. Elle s’est consacré à améliorer ses relations avec la Pologne et la Russie, et à développer ses relations économiques avec les grands pays émergents. De ce fait, pour elle, la relation franco-allemande  est devenue moins primordiale. Moins de 20% des Allemands verraient maintenant la France comme le partenaire privilégié de l’Allemagne.

Mais l’opinion et les élites françaises, bercées par le confort des commémorations et des célébrations rituelles du « couple » franco-allemand, n’ont perçu qu’avec retard cette nouvelle réalité, cette « normalité ». A plusieurs reprises cependant, des responsables allemands avaient fait à la France des propositions d’intégration franco-allemande ou européenne renforcée. Je pense entre autres à MM. Lamers et Schäuble, à Joschka Fischer. Elles sont restées, à leurs yeux, sans réponse. C’est que la perception n’était pas la même à Paris. Maintenant, c’est la politique énergétique de l’autre qui est perçue comme irrationnelle, en France comme en Allemagne ! Enfin, et ce n’est pas le moins important pour définir l’état actuel de la relation France-Allemagne, l’économie allemande a surmonté ses difficultés d’il y a quinze ans. Les réformes Schröder l’ont rendu plus compétitive, et fait d’elle la locomotive économique de l’Europe.

Pendant cette période, les membres de l’Union européenne ont du s’y reprendre à quatre reprises, à Amsterdam, à Nice, avec le Traité Constitutionnel puis avec le Traité de Lisbonne, pour trouver une solution aux problèmes institutionnels créés par les élargissements, et améliorer le fonctionnement de l’Europe. La ratification de ces traités a entretenu pendant une décennie une fièvre permanente, et des interrogations jamais satisfaites, en France et ailleurs, sur la nature, la géographie et le rôle de « l’Europe », mot aux sens multiples. Les européistes les plus ardents trouvent toujours qu’il faut aller encore plus loin. Mais les populations renâclent. Elles veulent bien exercer en commun leur souveraineté, pas l’abandonner. Elles sont devenues, y compris en France, de plus en plus sceptiques. Pas hostiles, seulement sceptiques, au vrai sens du mot. Désabusées. Et les querelles stériles sur les mérites comparés des méthodes intergouvernementales et communautaires qui resurgissent à maintes occasions ne sont pas de nature à changer cet état d’esprit.

C’est cette Europe différente, un peu incertaine, en manque de leadership, sans vision d’avenir, qui a subi de plein fouet l’effondrement du système financier spéculatif américano-occidental dérégulé, puis la révélation de la profondeur abyssale de la dette grecque. La défiance des marchés envers la capacité de remboursement de la Grèce, et d’autres plusieurs pays surendettés de la zone euro, a posé brutalement à celle-ci des questions impensées lors du lancement de l’euro : les États membres de la zone euro, qui ont la capacité de le faire, peuvent-ils prendre le risque de ne pas garantir les autres membres de l’euro en qui les marchés n’ont plus confiance ? Si non, quelles doivent être les conditions et les contreparties de cette aide ?

Après une longue réflexion, qui a inquiété ses partenaires par sa lenteur mais les a impressionné par son caractère démocratique, l’Allemagne a heureusement conclu qu’elle ne pouvait pas prendre le risque de la disparition de l’euro, car cela conduirait au retour à un euro-mark très réévalué, ce qui saperait les bases de l’actuel modèle exportateur allemand puisque l’Allemagne fait 40% de son excédent commercial dans la zone euro, et 60% dans l’Union. Mais alors, les autorités allemandes, qui ne veulent pas d’une union de transferts automatique, suivent en cela l’opinion, que l’on peut comprendre, ont exigé que les règles budgétaires dans la zone euro deviennent encore plus rigoureuses que les critères de Maastricht, et ses violations sanctionnées de façon plus sévère et quasi automatique, voire aveugle. C’est l’objet du traité signé le 2 mars, et qui reste à ratifier, qui ne va pas sans débat, compte tenu de ses conséquences économiques, et qui rentrera en vigueur à partir du 1er janvier 2013 pour ceux qui l’auront ratifié, dès qu’ils seront douze.

D’où l’importance de l’élection de François Hollande, qui n’a cessé de répéter, durant sa campagne qu’on ne sortirait du cercle vicieux de la dette que par la croissance. Pour lui,  la rigueur ne peut pas être une fin en soi. Il faut assainir les finances publiques, d’une façon politiquement et socialement soutenable, mais aussi re-proposer aux peuples européens un avenir prometteur, sauf à alimenter le désespoir, le populisme et l’extrémisme, ce qui se produit sous nos yeux. Pierre Moscovici l’a redit ici même hier.

Cette idée progresse chaque jour en Europe et, à la lumière de ce qui s’est dit au G8 de Camp David, il faut espérer qu’un accord sera trouvé, d’ici à l’automne, entre les responsables allemands, les nouveaux responsables français, les responsables des autres pays de la zone euro, comme ceux de l’Union. Il devra concilier, cet accord, l’assainissement indispensable des finances publiques et la stimulation d’une croissance saine. C’est sur le contenu de cette politique de croissance que les négociations seront les plus ardues. Il faut qu’elles aboutissent le plus tôt possible, quelque soient les suites de la tragédie grecque.

L’Europe a besoin d’urgence d’un choc positif, économique, psychologique et politique.

*

Mais l’Allemagne et la France ne seront pas tout à fait en mesure de tirer parti de cet accord si elles ne clarifient pas les malentendus qui se sont installés dans leurs relations, dans leurs conceptions, et entre leurs opinions. C’est décisif pour toute l’Union car l’expérience a montré qu’il n’y a toujours pas de substitut pour l’Europe à une entente féconde entre la France et l’Allemagne. Contrairement à ce que croient certains analystes en Allemagne, le franco-allemand n’a pas épuisé ses mérites, et d’ailleurs on le verra en 2013, à l’occasion du 50ème anniversaire du Traité de l’Élysée de 1963. La relation avec la Pologne, grand pays d’Europe, est très importante, pour nos deux pays, mais ce n’est pas un substitut. Les institutions communautaires doivent rejouer tout leur rôle, mais elles n’y parviennent pas quand la France et l’Allemagne ne s’entendent pas. Et personne en Allemagne ne parait souhaiter que l’Allemagne se retrouve en situation inconfortable de leader solitaire de l’Europe, critiqué et potentiellement isolé. Quant aux Français ils doivent comprendre que les rituels franco-allemands sont dépassés et insuffisants, que la nostalgie du « couple » franco-allemand ne mène nulle part, et que la nouvelle période exige de leur part une approche plus réaliste et plus exigeante. Comment ? En rendant la France plus compétitive. J’en suis personnellement convaincu. Mais aussi sur le plan bilatéral, en acceptant d’aborder au niveau gouvernemental, ainsi que dans les médias, dans des cercles comme celui-ci, et dans les milieux culturels qui se sont tant investis dans le franco-allemand, nos convergences comme nos divergences, pour mieux avancer dans un climat de franchise constructive.

Je ne m’attarderai pas à commenter vainement la crise immédiate, celle de la Grèce, qui sera avec les moyens de la croissance, y compris les euro-bonds, le sujet principal du dîner des dirigeants à Bruxelles demain soir, mercredi 23 mai, dont on attend beaucoup comme du conseil européen de la fin juin.

En revanche, je vais aborder quelques sujets de divergences franco-allemandes, explicites ou implicites qui le sont trop rarement.

Je commencerai par l’énergie. Il y a très peu de chances que nos deux pays parviennent avant longtemps à adopter des vues identiques. Leurs mentalités sont trop profondément différentes. Ils pourraient se contenter d’« agree to disagree ». Ce serait dommage. Ce serait déjà mieux de limiter ce constat de désaccord au seul nucléaire, et de stimuler, ensemble, très fortement, une politique européenne de sobriété énergétique et pour les énergies renouvelables. Mais cela restera déclaratoire si les entreprises énergétiques des deux pays ne sont pas convaincues de la nécessité d’une stratégie commune, en retrouvant l’esprit qui avait permis de créer EADS. En sommes-nous capables ? Ce n’est pas acquis.

Abordons ensuite les visions qu’ont nos deux pays de ce que doit être l’Europe dans le monde, – une puissance ou non ? – par rapport à notre allié et partenaire, les États-Unis, mais aussi à la Russie, qui est un cas à part, aux émergents, et aux autres. Ces visions ne sont pas tout à fait les mêmes. Le mot « puissance » lui-même n’est pas compris de la même façon. L’Allemagne a une influence économique croissante dans le monde, fruit de sa réussite, et des stratégies de ses entreprises. C’est logique, c’est mérité. Du coup, ses hésitations apparentes sur la « vraie puissance » géopolitique et les interventions extérieures rendent perplexes les Français. Cette contradiction est rarement abordée sans détours.

Pourtant cette puissance – la vôtre – est légitime. Elle est  utile. C’est celle d’un grand pays démocratique. Il n’y a pas de raison, en 2012, qu’elle soit inhibée par l’histoire. La France, comme d’autres en Europe l’ont dit, aurait plus à craindre de l’« inaction » allemande que de l’excès inverse, helvétisme ou isolationnisme, dont vous me direz, j’espère, qu’ils sont peu probables. En sens inverse en France, on estime biaisés les arguments parfois employés en Allemagne pour éviter le débat sur l’Europe puissance comme si c’était du temps perdu, un sujet inconvenant, ou encore une ruse française pour retrouver par ce biais un levier d’influence perdu. On juge aussi dans mon pays trop automatiques et même éculées les plaisanteries anachroniques de certains médias sur la « Grande Nation » ! Non, c’est un vrai sujet ! Car le refus de l’Europe puissance conduirait à une Europe impuissante et dépendante. Par exemple, l’intervention en Libye n’a pas eu lieu par caprice de la France et de la Grande-Bretagne mais parce qu’après l’appel de Benghazi et les menaces de Kadhafi, l’appel à l’aide de la Ligue Arabe a permis le vote, sans veto, de la résolution 19.73. Fallait-il rester passifs ?

On pense dans mon pays qu’il y aura encore malheureusement des cas où des interventions militaires extérieures seront nécessaires, bien sûr dans des conditions de légalité internationale irréprochables, mais pas seulement pour faire du « maintien de la paix », et je dis cela dans le pays qui dispose du troisième budget européen de défense. Est-ce que l’Allemagne accepte l’idée qu’une doctrine européenne responsable devrait être élaborée sur ce point, sans en écarter à priori le principe ?

Mes compatriotes sont nombreux à souhaiter une Allemagne plus engagée, non seulement économiquement, mais aussi diplomatiquement. Car l’efficacité de l’action internationale de l’Europe doit être recherchée par le haut, par la synthèse des ambitions nationales, et non par le bas autour du plus petit commun dénominateur et des généralités. Que l’on songe à ce que vous pouvez apporter, avec nous, avec les autres, à la redéfinition du lien transatlantique pour demain et après-demain, dans un monde multipolaire en pleine mutation où les États-Unis regardent d’abord, c’est normal, vers l’Asie ; à la relation de l’Europe et de la Russie, notre immense voisin, indispensable partenaire énergétique, mais aussi plus que cela, même s’il n’est pas à proprement parler un « émergent » ; au rôle que nous pouvons jouer ensemble dans les zones les plus sensibles aux Proche et Moyen-Orients, en Méditerranée, en Afrique, partout en fait.

Et bien sûr, nous devrions élaborer ensemble, entre européens, une vraie stratégie commune vis-à-vis des pays émergents pour gérer, au mieux de nos intérêts économiques et stratégiques et de nos valeurs, la gigantesque redistribution des cartes de la puissance qui va s’accentuer au cours des prochaines décennies. En disant cela, je ne pense pas seulement à la Chine, ni même à l’Asie, ou aux BRICS en général, mais à la quarantaine de pays émergents en train de changer la face géoéconomique du monde.

Permettez un ami de vous dire qu’il ne devrait plus y avoir en 2012 de gêne historique vis-à-vis d’un rôle accru de l’Allemagne, avec la France, et l’Europe toute entière, sur tous ces plans, et qu’une croyance commode dans le confort du chacun pour soi ou de la passivité géopolitique, serait trompeuse.

Un autre domaine important où des malentendus se sont installés concerne l’avenir institutionnel et politique de l’Europe. D’autant que, comme le mot puissance,  les mots intégration, union politique, fédéralisme ont plusieurs sens possibles – ce sont des mots valises, au sens des linguistes – et en plus des sens distincts en français et en allemand. D’où des dialogues de sourds. La petite fraction de l’opinion française ou des médias qui se dit « fédéraliste », ce qui n’est le cas d’aucun parti politique, se réjouit quand des dirigeants allemands se référent à ce « fédéralisme ». Mais quelle réalité recouvre ce mot ? Bien sûr il faut une Europe plus forte. Mais l’Allemagne de 2012 est-elle vraiment prête à transférer à la Commission de Bruxelles de nouveaux pouvoirs, aujourd’hui  aux mains du Bund ou des Länder ? Sous le contrôle du seul Parlement européen ? On a du mal en France à croire que la Cours de Karlsruhe et le Bundestag, tels qu’ils se sont affirmés, puissent accepter de nouveaux abandons, ou transferts. Certains spécialistes de l’Allemagne expliquent qu’il n’y a pas de contradiction car, au nom du principe fondamental de « subsidiarité », la dévolution réelle des pouvoirs dans une Europe fédérale resterait en fait inchangée. Ce serait alors un faux débat. Mais ce débat, qu’on avait pu croire conclu par le Traité de Lisbonne, ou qui aurait pu resurgir au moment des élections européennes de 2014, nous a été en fait  réimposé sans attendre par la crise dans la zone euro. Et c’est là où certains reparlent d’Union politique ou de fédéralisme comme d’une nécessité et d’une panacée. De quoi s’agit-il ? De savoir comment les gouvernements de la zone euro peuvent prendre des décisions plus efficaces dans la zone euro, en temps de crise comme en temps normal, tout en restant démocratiques, et sans oublier l’Union en tant que telle : en travaillant plus étroitement ensemble ? Ou alors, ce qui est très différent, en s’en remettant à une autorité supérieure ? Mais alors, d’où celle-ci tire-t-elle sa légitimité ? D’une démocratie directe à organiser à l’échelon européen ? Qui se substituerait aux démocraties nationales ? Mais qui peut croire que dans cette « fédération d’États nations », selon la formule toujours valable de Jacques Delors, ces États nations sont prêts à abandonner leur souveraineté démocratique ? Quel peuple, quel pays ratifierait un tel traité ? On est bien obligé de constater que pour le moment la souveraineté du peuple et la véritable légitimité démocratique s’incarnent dans les parlements nationaux, c’est votre Cour de Karlsruhe qui le dit. Il faut donc, à la fois renforcer encore l’efficacité de la zone euro, sans dessaisir et, au contraire, en les re-responsabilisant, les gouvernements, et les parlements de la zone euro, tout en poussant les responsables de l’Union à plus d’audace. Les progrès en ce sens ont déjà été énormes en deux ans dans la zone euro et les évènements nous emmèneront plus loin.

Quelques soient les défis du moment, préservons en tout cas ce trésor qu’est la démocratie européenne. Et gardons à l’esprit ces considérations quand nous devrons réviser le traité de Lisbonne pour y introduire les nouvelles dispositions propres à la zone euro.

Disant cela, je n’oublie pas que mon pays n’est pas non plus avare de contradictions, aimant à répéter qu’il faut « plus d’Europe », et non pas moins, sans parvenir jamais à préciser laquelle. Quoi qu’il en soit faisons une zone euro plus forte, du fait des épreuves surmontées, ne donnons plus à nos concitoyens une sorte de « tournis » institutionnel et concentrons nous, plus encore que sur les institutions, sur le contenu des politiques communes, anciennes ou à créer, et sur leur efficacité.

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Ce compromis politique fécond qu’attendent les populations, non seulement entre la France et l’Allemagne mais, plus généralement, entre les élites et les populations européennes, cette grande vision de l’avenir, seules la France et l’Allemagne peuvent en prendre l’initiative. Je suis convaincu que si la France et l’Allemagne, riches à la fois de leurs différences et de leurs relations uniques, politiques, économiques et culturelles,  proposaient ensemble à leurs partenaires une politique économique intelligente et moderne pour la zone euro, une solution équilibrée démocratique et durable à la question de l’avenir politique de l’Europe et une claire affirmation de son influence dans un monde multipolaire compétitif en mutation, la force retrouvée de notre pôle européen surprendrait les européens eux-mêmes.